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      Lettre de Jean (29 sept 2004) :

Salut à tous...

Je donne dans le mail de groupe (pour une fois) pour vous donner de mes nouvelles...

J'ai vu hier le toubib de la médecine du travail... Suite aux examens, il a décidé de repousser mon arrêt de travail (initialement à la date du 15.11.2004) au 29.02.05... "Dans un premier temps" a-t-il dit... Je dois donc, sur un plan purement administratif passer en commission d'examen pour être déclaré en arrêt longue maladie depuis le 29.05.04 pour une durée de 9 mois... on verra en décembre/janvier pour reprendre le travail à "mi temps thérapeutique" ou prolonger à 12 mois... Sur le plan médical, j'ai toujours le sang qui va du coeur aux reins en passant par deux endroits (l'aorte et le faux chenal qui s'est créer lors de la dissection aortique)... J'attends que le faux chenal disparaisse et que les parois de l'aorte se recollent...

Voilà quoi !!!... Je suis un peu dégouté... Je ne suis pas assez en forme pour travailler, faire du sport et reprendre une vie sociale "normale"...
Mais juste assez pour rester à la maison en repos quasi total...
Sortir de temps en temps... et ne prétendre à rien d'autre que la lecture ou des trucs du genre...

Plus que le physique, là c'est le moral qui en prends un coup !...
J'ai l'impression d'être inutile... d'être médicalement incapable de...
Et l'arrêt de la cigarette me semble, dans ces conditions, difficile...
Ce n'est pas inné pour moi que de rester pensif et inactif...

Mais bon, je prends les choses comme elles viennent et essaye de faire avec...
Heureusement que j'ai le droit (en attente de contre ordre) de pratiquer un peu de Yoga... ça me temporise dans mes penchants à l'excès...
Et puis du coup, comme j'ai pas grand chose à faire, je me cuisine des légumes...

Une chose semble conclure ma réflexion du jour : Plus que la mort, c'est la vie qui semble avoir un prix... Et puisque j'ai quelque part décidé de ne pas vous quitter, il va me falloir changer ce que j'étais devenu (et que vous avez connu) pour une autre personne... Que ni vous ni moi ne connaissons encore...

La vie est mystère qu'il faut vivre et non pas chercher à résoudre (ce n'est pas de moi mais ça m'est revenu à l'esprit alors...)

Alors gaffe à vous !... L'excès de drogue, d'alcool, de cigarette, le manque de sommeil, le stress et tout ce genre de trucs peuvent avoir une conséquence fatale... Perdre quelqu'un qui nous est cher avant que l'on puisse s'y être préparé... Alors, j'espère juste que mes "aventures" ne vous aurons pas laissé totalement indifférent et que vous accorderez un tantinet d'importance à vos "personnes"... et à ceux qui vous entourent...

Prenez soin de vous... Bises et à bientôt...

- Jean -

      27 fev 2008 (3 ans et demi plus tard) :

Salut à toutes et tous,

Tout le monde connait ma tristesse et ma détresse intérieure depuis que je compris que suite à mon accident, je cite :

- "Vous ne pourrez plus jamais grimper... Plus jamais faire de montagne..."

Car les contraintes étaient de ne jamais dépasser 110 bpm et 15 de tension artérielle...

Après presque 4 années d'entrainement solitaires à l'endurance, à la "cohérence cardiaque"... Je me pointe hier soir à mon test d'effort avec 38,5 de fièvre et les leucocytes à 15.000 (signes d'infection mais on sait pas encore à quoi elle est due, donc comment la soigner?)... Avec le cardiologue qui me dit que l'on peut envisager de reporter le test à... plus tard... car les résultats seront faussés et pas à mon avantage... Je luis explique que chaque test est le résultat d'une année d'attente, d'espoirs (vains) et de rêves... (c'est mon troisième test)... Et qu'il faut régler ce problème de savoir si je peux ou pas faire un peu de jogging qui jusqu'à ce jour est impossible vu les limites imposées... Je veux une réponse ce soir, quitte à refaire un test dans quelques mois... car la piscine et le vélo c'est un peu... chiant... et démunis de sensations (fortes)... Et puis c'est nul d'en faire tout seul...

Je vous passe les détails... Résultat du test !!!...

Le test est (techniquement) raté, les muscles des jambes ont brulés, carbonisés et je ne tenais pas le rythme des 50t/m je suis tombé à 40 et j'arrivais pas à revenir à 50, ça m'a plombé le moral... J'ai lâché... J'ai pédalé 2 min à 40w, 2 à 80, 2 à 120, 2 à 160, 2 à 200, 1min12s à 240 !?!?!?!...

J'ai foiré à moins d'une minute de la fin (je savais pas qu'il restait une minutes, sinon, j'aurais donné mes entrailles pour finir... Le bilan est :

Les maxis sont 240 w, 142 bmp, tension 180/90mmHg...
(et vive les bêtabloquants)

ça veut dire quoi Doc ?!... Moi je comprends pas les chiffres...
ça veut dire que tout va bien... Pour le jogging c'est sans problème.
C'est quoi mes nouveaux maxis ?...
130 bpm maxi donc un effort suivi et soutenu à 120bpm et jusqu'à 17 de TA c'est pas un problème pour vous...
Vous me faites un certificat pour l'escalade, la spéléo, et tous les sports de montagne ?...
(Il rigole)... j'angoisse...
OUI, sans problème !... Et puis, quand vous partirez en montagne, vous contrôlerez vous même avec vos appareils, (cardiofréquencemètre, tensiomètres) et vous me montrerez vos courbes... C'est génial ces appareils là pour des gars comme vous... Mon neuveu en a un et... blablabla...

Faut dire que depuis plus de 2 ans, à chaque sortie sportive, j'analyse mon effort, je lui montre les courbes, il aime bien ça, le coté courbes, sérieux, travail, suivi...

Croyez le ou non, pendant qu'il parlait, une larme est venue rouler sur mon visage... Une autre est venu ce matin à mon réveil... Et à chaque fois que j'y repense (comme en ce moment) j'en pleure (de joie)...

Certes, je ne peux pas faire l'impossible, mais le " Vous ne pourrez plus jamais ..." d'il y a 4 ans s'est transformé aujourd'hui en " c'est possible !... "

Alors je tenais à vous partager ma joie, à vous témoigner que rêver, aimer et se battre pour l'impossible, même si ça fait mal, que c'est toujours à long terme et jamais fini, que bien des colères sont insupportables à vivre... mais... Garder la Foi est vital !...

Les toubibs ne m'avaient pas menti, cela n'a pas été possible jusqu'à ce jour... Mais maintenant, ils ne peuvent que constater... C'est possible !!!... Et je ne compte pas m'arrêter là... Rassurez vous, je ne suis pas suicidaire ,je ne vais pas m'enflammer, je vais juste garder mon rythme... garer le vélo, la natation et la rando, rajouter le jogging, la grimpe en salle et en falaise... Ajuster mes maximas (120 bpm, 130 en pointe et on va dire 16 de TA) et tenter, avec ces indicateurs de pousser les performances... Mais surtout et avant toutes choses... Je vais retrouver... Celles et ceux avec qui je vais pouvoir (enfin) partager des instants qui se passent de mots... je me laisse quelques mois... Quelques test à faire pour l'appréhension du vide et son influence sur la TA... Et je partirais en grande voie...

Je vous aime...

Quoi qu'il vous arrive, battez vous pour garder la Foi !!!...

- Jean -

      30 mars 2008 : La tension de la peur et du coeur

J'avais promis de vous tenir informé de mes « émois » lors de ma première grande voie après mon accident. C'est l'histoire qui suit, elle vous emmènera là où je me suis trouvé avec Alexandra, loin de tous, rien que tous les deux, dans un pays où règne la complicité face aux difficultés. C'est certainement un peu long à lire, mais sachez que c'est bien plus long à vivre.


22 mars 19h10 - (sms d'Alex) : « Si tu veux balader mardi ou mercredi fais moi signe mon Jeannot ». Je l'appelle direct :

- Je fais signe ! Tu penses à quoi comme balade ? 
- L'arête sud de St Jeannet.
- Cest pas une balade ça !?...
- Ben non, mais c'est tout comme !... Tu voulais faire une grande voie non ?...
- Oui, mais là je sais pas, j'ai pas la caisse, pas la confiance, pas le matos, ça ne fait qu'un mois que le cardiologue a dit que c'était bon pour la montagne, quatre ans que j'ai rien fait, je n'ai fait que trois sorties en falaises…

Je lui étale là toutes les raisons de faire un pas en arrière, de ne pas y aller, de repousser à plus loin cette épreuve. Elle me dit :

- Pas de souci, disons que mon mercredi est à toi, tu réfléchis, tu me tiens au jus, nous ferons ce que tu veux.

A peine raccroché que je ressors le topo « version 1 » des Alpes Maritimes, rare vestige dont je n'ai su me défaire lorsque j'ai vendu ou donné tout ce qui me rattachait à la montagne, symbolisant qu'à une époque j'étais physiquement et mentalement quelqu'un d'autre, quelqu'un de parfois capable, qu'à cette déjà lointaine époque je n'aurais pas accepté d'appartenir à cette grande famille de ceux que l'on nomme « handicapés cardiaques ». Je tourne les pages et trouve sans souci cette voie de cinq longueurs (3, 4+, 4+, 3+, 5-). Je sais que cette voie n'est pas mythique, je sais qu'elle est même réputée pour être un peu beaucoup péteuse, je sais que ce n'est pas une ligne droite et qu'il y a quelques traversées, je sais qu'à St Jeannet, rien n'est franc et que c'est une ambiance vraiment particulière. Je sais que j'ai maintenant une boule à l'estomac. Je sais qu'Alexandra est prête à prendre des risques mesurés pour moi, qu'on en a discuté longtemps, qu'elle m'accorde un gros droit à l'échec et que donc elle ne me propose pas ça à la légère, ni avec défit, mais qu'elle le fait comme un cadeau à un ami avec ces énormes non dits tapis dans l'ombre. « ET SI »… ça n'allait pas… « ET SI »… La tension montait trop… « ET SI »… Je me laissais gagner par la peur… « ET SI »… L'amour, la vie, la mort, la peur, la foi, etc… Putain de merde… Je sais que j'ai cette chance énorme d'avoir des ami(e)s qui face à ces « ET SI » me répondent : « Je serais là, je ne te lâcherais pas la main, je resterais là, jusqu'au bout… »

Refermant le topo, mon esprit alterne pendant toute la soirée entre « oui, non, chiche, pas cap, impossible, tu peux, laisse tomber, plus tard »… Avant de trouver la douloureuse clef : J'ai peur !... Je sais que cette voie et techniquement à ma portée, je sais que puisque Alexandra me le propose c'est qu'elle le sent… Je sais que je suis déjà mort de trouille…

Après bien des hésitations, je lui renvois un sms : « ça me chatouille » et remets ma décision finale à plus tard… Les jours qui suivent sont teintés de ce projet et je me surprends à me mettre en quête du matériel que je n'ai plus : casque, longes, mousquetons à vis, etc… Je regarde cette vielle paire d'anasazi que Ricou m'a filé. Et je repense que ma première paire de chaussons, c'était déjà lui, il me semble, qui me les avait filés… Il y a comme une odeur d'amitié qui plane autour de moi, une présence discrète, invisible, qui me soutient. Je parle de ce projet à quelques-uns de mes proches qui tous ont la même réaction mêlée de crainte et de joie, de réserve et d'excitation.

- Tu le sens comment ?
- J'ai peur…
- T'as confiance en elle ?
- Oui, mais pas en moi…
- Alors tu peux laisser tomber.
- J'ai pas envie…
- Tu veux quoi ?
- Affronter ma peur…
- Et si tu perds ?
- J'y retournerais plus tard…
- Alors va !... Le seul moyen de savoir c'est d'aller voir !... Tu prends ton cardio, ton tensio, tu surveilles tes valeurs et au moindre problème, vous dégagez…

Vu comme ça, ça paraît simple, mais c'est un peu plus complexe. Car il ne s'agit pas d'une rando, ou d'une sortie en falaise, ou même d'une expé en montagne, là il y a le « gaz » et en plein gaz, ce n'est pas une légende, j'ai toujours eu tendance à être au taquet, voir à carrément paranoïer jusqu'à en perdre mes moyens. Et puis c'est pas une via ferrata ! Mais putain, j'ai une vraie revanche à prendre, un combat à mener et je dois avouer que perdre ou gagner m'importe peu… J'ai soif de la vie… Je veux combattre…

Je me souviens avoir appris que la plus grande force de l'amour n'est pas de posséder, mais de laisser libre. Je comprends que ma famille m'aime à ce point là. Ils préfèreraient certainement me savoir devant la télé plutôt que pendre des risques en montagne, mais ils acceptent ma folie, et me savent raisonnable, ils me laissent libre, et ne me demandent que de les appeler quand je rentrerais… Nous savons tous que là où je veux aller, pleins d'autres y sont déjà allés, mais aucun d'eux (à ma connaissance) n'y est allé en portant en lui une dissection de l'aorte et un faux chenal circulant de type 1 du cœur jusqu'aux reins… Oui, le risque existe… Réel… Palpable… Et ce risque de déchirer les coutures de la prothèse est inexistant jusqu'à 130 bpm et 17+ de tension artérielle… Ce qui se passera au-delà, nul ne le sait… On sait juste que « si » ça pète, ce sera irrécupérable donc fatal.

Ça fait quatre ans que je porte en moi ce risque qui tétanise d'effroi chaque personne qui m'entoure. Je le sais, je le vois dans leur regard, ils craignent en moi ce qui leur fait peur par-dessus tout : la mort… Deux fois déjà elle est venue poser ses lèvres sur moi avant de me coucher dans son lit. Par deux fois déjà, j'en suis revenu, abîmé, mais bien vivant… Là, dans cette histoire aussi elle marque sa présence, sa promesse imanquable « nous nous reverrons »… Au-delà de ces valeurs maxima, mon monde est le sien…

Je comprends qu'être mon ami(e) peut-être quelque chose de difficile et demander du courage, et ce qui pourrait paraître légèrement macabre aux yeux de beaucoup m'apparaît clairement être une preuve d'amour. Oui, il est maintenant une certitude non exprimée, il y a un risque !... Et puis merde, toute cette putain de vie n'est qu'une suite de prises de risques plus ou moins engagés, plus ou moins assumés : le boulot, la famille, le couple, les amis le risque y est permanent non ?... Et puis la montagne n'est-elle pas une grande histoire d'amour ? N'est-elle pas le lieu par excellence des silences et des partages complices, humains, forts, indiscutables, irréfutablement VRAIS !?!?...

Décision est prise, ok, on y va !

Mercredi 26 mars, j'ai rendez-vous au centre médico sportif de charles hermann. Là, encore une fois, je dois affronter les « craintes » des autres face à ma pathologie et mes envies.

- Je refuse de vous faire passer un test d'effort, car nous ne sommes pas un centre cardio et que je ne serais pas couvert par les assurances en cas de, bla bla bla…
- Ok, mais à la lecture du test que j'ai fait à tzank le mois dernier je peux monter à 240 watts, 130 bpm et 17+ de tension ! Quels sports je peux faire avec ça ?
- Je sais pas, ça dépend de vous, ça dépend de, bla bla bla…
- Je n'ai rien contre le golf, le billard et les échecs, mais moi je suis plutôt montagne, escalade, alpinisme, et ça me dit bien de tenter le canyon, la spéléo, le parapente, la cascade de glace et tout ça, je ne demande pas à faire du para ou du squash, je veux juste avoir un coup d'avance et savoir des trucs comme, jusqu'à quelle altitude je peux monter, ou même plus simplement, passer des tests d'effort avec non pas que les jambes, mais un effort bras + jambes style remontée sur corde !...
- Oui, d'accord, mais vous avez une dissection de l'aorte et vous êtes toujours en vie alors vous devriez plutôt…
- Je sais tout ça, merci ! Mes questions sont on ne peut plus simples, avec ces valeurs, je peux faire quoi ? Jusqu'où puis-je dire à mes potes, « On y va ? »…
- (Silence)
- Je sais pas… C'est à vous de voir jusqu'où vous êtes prêt à aller…
- Et je fais quoi moi avec ce « je sais pas »…
- Peut-être pourriez vous aller à Grenoble ou à Toulon pour expliquer votre cas, c'est médicalement intéressant et peut-être que…
- Si ça vous intéresse, faites de moi votre cobaye, c'est parti on y va, on teste !
- Non… Moi je ne prends pas le risque…

Laisse tomber, je me casse !...

Allo Alex ?... J'ai les nerfs… C'est bon là, ils m'ont gavé je suis chaud bouillant !... Rendez-vous est pris à la cafét de Carrefour Lingostière pour manger un bout avant d'aller se faire l'arête.

L'entretien avec le médecin du sport (sympathique mais pas compréhensif du tout) ne cesse de tourner en boucle dans ma tête… J'en parle avec elle… On parle de Toulon, de Grenoble, de l'idée de monter un dossier et de leur envoyer… De voir autour de nous si l'on ne connaîtrait pas quelqu'un qui ne connaîtrait pas quelqu'un qui connaîtrait un cardiologue qui ferait des sports de montagne histoire de voir à monter une « expé test » avec lui… Y aurait pas un centre cardio à Chamonix ?...

Je monte dans sa voiture direction St Jeannet, passe boire un café chez un pote, rempli le camelbag, règle l'altimètre, pose la sangle du cardio… 85 bpm, je suis au taquet alors que je n'ai encore rien fait, c'est le stress, la tension, l'excitation… Le dialogue s'installe en moi, un dialogue entre moi et moi… Souffle mon gars, cool, zen, be cool, ça va le faire, souffle, détends-toi… Il est 14h30…

La marche d'approche jusqu'au premier ressaut me colle à un 126 bpm qui déjà pointe sa présence avec son sarcastique : « Et c'est la fille qui porte les cordes et le matos d'amarrage !!!... » Laisse tomber ton égo à la con mon gars, laisse tomber ton égo à la con… Après quelques minutes à chercher les premiers points, nous nous équipons enfin. Alex vérifie le matos, le sien, le mien, me rappelle les manips, et puis après un court silence, me lâche un :

- Ca va le faire !

Elle part dans la voie, trouve le premier relais, se vâche et ravale la corde jusqu'à ce qu'elle tire légèrement sur mon baudar…

Ça y est, c'est parti, c'est là, c'est le moment attendu depuis tant d'années… Tant de phrases ponctuées de ce putain : « Vous ne pourrez plus jamais… » Tant de discussions sans fin où l'autre en face de moi s'entête à me persuader de : « Fais ton deuil Jeannot, fais ton deuil ou tu seras à jamais malheureux !... » Tant de ces émotions encaissées à coup de : « Je t'aime… Je te quitte… » Tant de ces regards empreints d'amour qui ne veulent rien dire d'autre que « Vas où ton cœur te porte… » Tant de ces espoirs abattus en plein vol par cette mort que je porte en moi de mon vivant et qui fait tant peur à l'autre…

Pas de cris, pas de coup de revolvers tonitruants pour sonner le départ, pas de trompettes… Rien… Juste le moteur de la pompe de mon tensiomètre qui pompe avant d'indiquer : 133 / 98… Un « jusque là ça va » qui ne veut rien dire puisque je ne suis pas encore parti… Je range le tensio, avale un peu d'eau histoire de déglutir quelque chose et commence à avancer dans ce « 3 » qui n'a rien de bien compliqué techniquement… Mais quand même, l'équipement, on n'est pas à la trinité là, c'est clair et ça ce voit de suite, y a quoi ? deux points ?... Je suis content de ne pas être en tête… Je pose les mains, pose les pieds et roule ma poule… et POF me v'là au relais… tranquille… y a de la place pour tout les deux…

- C'est bon ? ça roule ?
- Nikel !...
- On continue…

Transfert de matos et Alex repart en tête. Pas de souci, c'est juste qu'elle n'a pas grimpé depuis décembre et qu'elle cherche un peu les sensations alors cela demande un petit temps de réglage, d'adaptation, elle s'en excuse… Pas de souci, elle repart jusqu'à ce que je la perde de vue. Et là, silence, rien d'autre que cette corde à double qui part tantôt simultanément, tantôt juste un brin, l'orange ou le bleu… Putain… Qu'elle est pesante cette solitude… Et là je ne sais pas ce qui me prend, mais le petit vélo du cortex commence à pédaler et à s'emballer… La panique pointe le bout de son nez et ses sarcasmes sont violents : « T'es une merde de bon à rien, s'il lui arrive le moindre truc tu ne sauras pas gérer, t'es un looser, t'es un poids, un boulet, t'es capable de rien, regarde tu trembles… T'as les chocottes, les pépettes, t'es qu'un gamin mort de trouille et Moi la peur je m'installe en ton être et je t'envahis de toute ma prestance… Je règne en ta demeure…

La corde file vers le haut, elle doit être au relais, je donne du mou, jusqu'à être pris complètement dans les cordes. J'enlève la dégaine de rappel, puis un point… Impossible d'enlever le dernier point d'accroche, non pas qu'il soit coincé, mais mon esprit ne veut pas. Je tente, encore une fois, une autre encore, cinq fois, dix fois… Rien n'y fait… Je décide de d'abord prendre ma tension et ensuite enlever le point et avancer… Alex doit se demander ce que je fous à ne pas bouger… 164 / 99… Oula mon garçon, nous voilà déjà rendu pas loin de la fin !... Premier relais et t'es déjà presque hors jeu !... De toute façon, de là où je suis, Alex ne pourra rien faire, alors je dois la rejoindre, lui expliquer, on avisera, et on posera un rappel et puis on rentrera à la maison, c'est pas grave, on aura tenté, c'est déjà bien de tenter non ?...

Complètement esclave de la terreur qui m'a envahie, je tente tant bien que mal de lutter. Je décroche le point, sort la tête, regarde les prises de mains, de pieds, cherche au plus facile, sachant que je suis physiquement au taquet cardiaque je ne peux pas me permettre de forcer, je dois grimper sans forcer, et c'est ce que je fais, mais je ne peux pas ne pas constater que je tremble de tout mon être et qu'une larme coule sur ma joue gauche… Je ne suis plus rien… plus rien d'autre qu'une ombre de ce que j'étais « avant »… putain d'accident… Je ne sais pas comment j'arrive à la terrasse du second relais, mais je sais que j'y arrive complètement vidé psychologiquement. Je sais que techniquement ce n'est rien, mais il y a tant et tant d'émotions en moi que je ne sais pas les gérer. A peine arrivé que je reprends la tension : 159 / 94 ça va mieux mais je suis loin d'être en paix.

- Alex ?
- Oui !
- On va poser un relais et on redescend !
- Ça va pas ?
- Non… j'ai peur !
- Tu veux redescendre ?…
- (silence)… Non !...

Elle sourit.

- Si on descend pas, alors on monte.
- Ok mais…
- Jean… Si vraiment il y a un souci, tu me dis, et on s'en va…
- J'ai peur… J'ai peur mais j'ai pas envie de baisser les bras… Je suis pas encore au taquet, j'ai encore un peu de marge, je suis limite en tension et j'aimerais faire face, mais je ne voudrais pas être pour toi (elle me coupe).
- Jean, si tu veux, on peux aller voir, tu me dis, moi je suis contente d'être là avec toi, c'est toi qui dis, moi je suis là avec toi…

Je réalise qu'il se joue là une histoire simple. Une histoire de rapport à l'autre. Une simple histoire humaine d'amour et de confiance, de partage. Je souffle, inspire… Putain de merde, j'ai oublié le souffle !!!... Respire, détends toi, respire, prends conscience, prends confiance, donne à l'autre la confiance qui lui revient…

- Je te dis ça dans une minute Alex.

Le tensio pompe : pup pup pup pup pup…122 / 73.

- On continue.
- Alors j'y vais.

Elle repart. Un 4+ tout pourri avec une traversée de merde mal protégée avec des pierres qui traînent de partout et un putain de gros bloc de merde juste posé sur le bord.

- Je te prendrais souple dans la traversée car si la corde tire sur le bloc il va partir, tu feras gaffe !
- OK !

Elle pose un autre ancrage que celui déjà posé car sinon la corde passe juste derrière ce bloc et puis à nouveau elle disparaît juste derrière l'arête. Elle ravale les cordes. C'est à mon tour.

La peur est toujours là, elle ne m'a pas quitté, j'ai décidé de faire avec et de continuer en tenant compte de sa présence mais que ce n'était pas elle qui déciderait de la suite. Quelques mètres en ligne droite, facile c'est du 4+.

- Aleeeeeex !!!... Prends super souple car j'ai l'orange qui me tire à gauche !

Le brin bleu, lui, tire tout droit. Quelques mouvs easy puis se pose « le » problème de la traversée. Je pose la main sur la dégaine et hésite un court instant à l'enlever. Si tu plombes là mon gars tu te prends un pendule du tonnerre et t'emmènes avec toi un bloc qui ne va pas faire discret à son arrivée en bas. Oui, c'est vrai, mais je ne vais pas plomber car je sais quoi faire et puis quand bien même je chuterais, à l'autre bout de la corde, il y a quelqu'un, alors… Je suis toujours en toi, me hurla la peur… Je t'emmerde, lui répondis-je !... Clic, la corde bleue est sortie de la dégaine. Clic, la dégaine est sortie de la plaquette. Clic la dégaine est clippée au baudar. Ça y est, le prochain point qui me retient est loin de moi, maintenant c'est fait, il me faut avancer. Main droite posée à côté de la main gauche, les pieds se posent aux rares endroits où il n'y a pas de pierres. Toujours garder au minimum trois appuis, mains, pieds, mains, pieds, les brins de corde, le bloc en équilibre, veiller à tout, rester calme, faire attention de ne pas faire partir des cailloux, rester calme, respirer, regarde où tu poses tes mains, où tu poses tes pieds, prends le temps, rien ne presse, ne t'arrête pas c'est tout, avance avec précaution et attention, agis selon et en fonction de ce qui est là où tu es au moment où tu y es… Je repense à tous ces conseils que m'ont donnés ceux qui m'ont emmené en montagne, Patrick, Sergio, Jiji… Je retrouve ce que j'ai vécu avec eux… J'arrive au point de fin de traversée, passe la tête derrière l'arête et retrouve la belle.

- Héhé !
- AAAARRRRRRGGGGG putain c'est trop bon !!!...
- Vache-toi au relais. T'es à combien ?...
- Pup pup pup pup pup……………… 125 / 63
- T'es trop fort. Attends, je fais des photos.

C'est le moment tant attendu. Celui où le cap est passé, celui que je redoutais tant ne pas passer, celui que je me devais de faire tomber. Le cap simple et redoutable de la peur, de cette angoisse profonde qui te vrille les entrailles et te tire vers le bas. J'ai envie de hurler, de partir en tête, des envies de sale gosse, cette troisième longueur de l'arête sud de St Jeannet a vu défiler mes quatre dernières années d'angoisses, d'espoirs et de solitude, quatre années de : « vous ne pourrez plus jamais » et autres coups dans la tronche qu'il m'a fallu ne pas accepter pour continuer à garder l'envie de lutter, de me lever le matin et foutre le nez en dehors de chez moi. Oui, cette troisième longueur a posé en moi une certitude qui me permet de transcender cette décevante visite au centre médico sportif de ce matin… Vous ne savez pas ?... Et bien moi, maintenant, je sais… Et quand bien même je ne sais pas jusqu'où, et bien, grâce à mes ami(e)s je tenterais d'aller voir !... Grand merci Alexandra, cette victoire est toute à toi. Oui, c'est ici est maintenant de l'on peut sonner mon retour. Pas en retour en force, non, mais un retour en présence, un retour qui ne dira jamais « le plus ceci ou le plus cela »… Mais qui dira juste, il est là, avec nous… Il est venu !

Je ne retrouverais jamais ma vie d'avant, certes, mais j'ai quand même cette chance d'avoir droit, non pas à une nouvelle vie, mais à nouveau une vie. Et cette chance là, il me reste deux longueurs pour en faire une certitude.

3+, rien à dire, ça déroule. Juste faire super gaffe au grand risque de parpaings que l'on peut facilement dégager en bas.

- Héhé
- Hoho
- T'as la patate toi !
- Ouaip, c'est clair.
- Bon, là c'est un départ peu commode, un truc de merde, je te pose une sangle pour le cas où t'aurais pas envie de te prendre le chou, tu pourras t'en servir comme pédale au cas où…
- Ok.
- Ya bon ?
- Ya bon !

Elle part, progresse, disparaît à nouveau… Je commence à bien l'aimer cette sensation de solitude au milieu de nulle part… Cette ennemie de tout à l'heure est devenue ma complice… Bon, ben là c'est à moi. Tension d'avant départ : 136 / 82

Mains dans les prises, les pieds bien hauts, les épaules en arrière, je m'amuserais presque de cette position en regardant en bas… « Gaz »… oui, c'est beau la vie… Difficile, mais beau… D'ailleurs, là c'est tout patiné avec pas de pied et des mains pourries, alors pas d'hésitation à avoir (je ferais de l'éthique dans les voies sportives mais pas en montagne, qu'on se le dise), la main sur la dégaine, les pieds à plat sur… à plat quoi !... Un geste main gauche et… ZIP, les pieds se barrent, le nez se retrouve contre la paroi, une main sur un à plat tout terreux et l'autre sur la dégaine… à moins d'un mètre du départ de la dernière longueur, je me retrouve une jambe dans le vide pendu par les bras avec une main sur la sangle de la dégaine et l'autre qui glisse, lentement… Héhéhé, tu sais quoi ?!... ça me fait rire… sisi je te jure, je rigole (adrénaline ?) parce que c'est ma faute, j'avais qu'à faire au plus simple, et le plus simple, c'est la pédale. Une main sur la dégaine, une main en bas de la boucle de la sangle, pied droit dans la sangle, et pousse !!!... Hop, voili voilou, il est où le problème ? C'est qu'il a encore un peu de physique pure le bonhomme, non mais ! Que dit le cardio ? 111 bpm… héhé, en jogging je suis au dessus, alors il est où le problème ?

Je me positionne tranquille pour enlever la sangle et défaire le nœud, (besoin des deux mains), puis range ça sur les porte-matériel… tiens tiens… Aleeex ?... T'aurais pas manqué de matos par hasard pour la dernière longueur ?... Hé oui, nous avions oublié de re-transférer le matos au dernier relais, cela n'a pas eu de conséquence, mais il faudra veiller à ce que cela ne se reproduise plus.

Le 5-, je sais pas, je sais plus, vous me diriez que c'était du 3 que je vous croirais… Je ne m'en souviens pas, je me souviens juste des mains, des pieds, du positionnement des genoux, des hanches, je n'ai rien vu d'autre que « ça »… Arrivée au relais…

- T'es à combien ?

Pup pup pup pup

- 119 / 83… et 60 de bpm
- Les chiffres du jour ! Et moi ?

Pup pup pup pup… 110 / 62 et 55 de puls.

- On est trop fort !...
- Merci Alex… Merci…
- De rien mon Jeannot, de rien…

Vous imaginez bien que le reste de la fin de journée, je me fous un peu de vous la partager, par contre, sachez que « je suis là » avec vous, loin, très loin de vos capacités physiques, mais que dans l'éventualité où vous voudriez bien partager du temps avec moi, dans la mesure du possible, j'y serais. Dans le cas où, comme Alexandra, vous accepteriez de m'accompagner dans mes « délires » mesurés où personne ne sait si l'on va réussir ou pas mais que, quand même, on va aller voir si des fois ça le ferait pas, et puis si c'est non, c'est pas grave… Car après tout gagner m'importe peu. Lutter et partager sont les seuls sens à ma vie. Car pour moi, partager et lutter, ce n'est rien d'autre qu'aimer… Et j'ai tant besoin d'amour…

En attendant plus d'info du corps médical, je vis dans une zone de non droits, où personne ne sait rien. Où jusqu'à ce jour aucun médecin ne veut prendre le risque de vraiment se prononcer. Alors, seul, je ne peux rien faire, je ne peux prendre aucun risque. Mais à partir du moment où je ne suis plus seul, je peux tenter, essayer, tester, et prendre le risque de réussir ! Et lors de mes passages en milieu hospitalier et ou en visite à mon cardiologue leur montrer les relevés cardiaques, les courbes de tension faites de méthode artisanale et leur dire : ça c'est fait, c'est l'arête sud de St Jeannet !... Alors ?... Vous ne saviez pas, maintenant si on vous demande, vous pouvez répondre que c'est possible… Après tout c'est comme ça que je suis passé du vélo à la piscine, de la piscine au jogging et du jogging à la montagne. En leur mettant sous le nez mes relevés. A 100, je peux pédaler top cool et nager version pépé, à 110, je peux nager avec un peu plus d'entrain… à 120 je peux grimper en salle et en falaise (moulinette)… à 120/130 je peux… Je peux… Je peux… courir, grimper, aimer, etc… Jusqu'où ?... Je sais pas !... d'autant plus que la tension monte aussi avec l'émotion et que donc le rythme cardiaque n'est qu'un indicateur et non pas une valeur sûre de contrôle. Et puis il y a l'altitude… Et l'amour… Et la peur… Et si…

« ET SI » il vous prenait l'envie de m'aider à répondre à cette question… Jusqu'où ?...

Pour 170 / XX de TA et 130 de puls…

Jusqu'où suis-je prêt à aller ?... Jusque là où mon cœur me mènera…

Là où vie et amour sonnent comme « engagement ».

Oui… Au-delà de… Bien au-delà de la peur…

Là où… L'amitié n'est rien d'autre que de l'Amour.

A vous tous mes ami(e)s, je vous aime…

- Jean -